Dans les années 90, avec des films comme Le Cinquième Élément, mais plus encore dans le cerveaux des américains – ces grands fous – , la menace est extérieure. Bah oui, des aliens, une comète maléfique, des créatures étranges, souvent très moches, qui ne nous aiment que très peu, et qui ne diraient pas non à leur part du gâteau. Et le gâteau c’est une magnifique pièce montée qu’on appelle « le pouvoir ». Alors je vous arrête, à ceux qui pensaient commencer la lecture d’un article incolore, vous êtes au mauvais endroit. Si je peux vous promettre de ne pas m’embarquer dans des élucubrations obscures sur le vaccin où sur le fait que les reptiles nous gouvernent, je ne peux pas non plus dépolitiser ce que je m’apprête à écrire. Parce qu’aujourd’hui on parle de Matthieu Bablet. En 2016, on se voit offrir Shangri-La, et puis quatre ans plus tard Carbone & Silicium, deux bombes atomiques, et je vous jure que je n’utilise pas ce terme à cause des thème récurrents de la dystopie et du postapocalyptisme dans le monde de Bablet. Mais quand même, ces deux one-shot décoiffent et pas qu’un peu. J’en connais qui en ont perdu leurs perruques pour moins que ça (un coup de vent un peu violent au bord de la mer par exemple). Bablet ne lésine pas sur sa critique – critique ou pondération, à vous de choisir – du progrès d’une part, de l’humanité d’autre part, et puis zut, du gouvernement. Il n’a pas l’air d’être très inquiet de la menace extra-terrestre, et en fait je suis assez d’accord, j’ai tendance à être plus effrayé par les nouvelles à la télé que les bonhommes verts de Monstres & Cie. Et je crois qu’il est là le tournant de la dystopie moderne.
Ok les méchants déformés dans le Cinquième Élément ne sont pas rassurants non plus, mais aujourd’hui l’état des lieux de notre réalité fout les chocottes plutôt assez facilement. Et Bablet vient creuser à la petite cuillère, voire au tractopelle, ce revirement de l’inquiétude existentielle. On parle progrès, technologie, dérives dictatoriales, inégalités, intelligence artificielle, etc, etc… Dans Carbone & Silicium on assiste à la naissance de deux IA qui obtiennent la conscience et le savoir sous tous les angles, et on suit longtemps Carbone, alors qu’elle assiste à l’avancée, mais plutôt à l’effondrement, du monde, en croisant sans relâche son acolyte Silicium. C’est d’une puissance inouïe. C’est une grande aventure ou nos deux chers robots décident assez rapidement de gagner leur indépendance, et cela à tout prix. On déroule presque trois cents ans d’histoire, et réussir à conserver un rythme pertinent sur plusieurs siècles c’est un pari risqué auquel Bablet répond avec brio. Il y a quelque chose de très aggravant dans une narration où l’on vient cristalliser des problématiques rampantes de notre société, qu’elles soient ancrées où prenant doucement vie. Ce qui bouscule aussi c’est qu’au-delà de le lire, on le voit. On le voit au travers d’un dessin qui sans contexte semble incarner une sensibilité et une douceur immense. Mais que Bablet vient outiller d’une grande violence, voire d’une horreur. Il doit exister depuis l’invention du téléphone sans fil – que dis-je, depuis l’invention du couteau à dents – des citoyens qui s’agitent, ou des néandertaliens qui grognent, sur ce fameux concept de la « technologie ». Des fois ça fait souffler, on rabroue ceux qu’on à a cœur d’appeler des « complotistes » ou des « arriérés qui ne vont pas avec leur temps » mais il y a tout de même quelque chose de profondément dérangeant à voir l’homme se morpher doucement mais sûrement en machine. Avec Carbone on finit par avoir l’impression qu’elle est plus humaine que tous les autres.
Dans Shangri-La c’est une station spatiale, construite en réponse à l’in-habitabilité de la Terre, notre chère planète martyrisée, où la population répond au doux nom de « la colonie », et où se mêlent, mais surtout se tabassent, les humains et les « animoïdes », des chiens et chats génétiquement modifiés qui conversent et existent au même titre qu’un Patrick et qu’une Josiane. Dans cette boîte hermétique, toutes questions à la même réponse : Tianzhu Entreprises. Comme un disque rayé – mais alors très très rayé –, la dépendance au consumérisme de masse est le chemin vers le bonheur. Mais les choses s’agitent : entre des scientifiques qui s’apprêtent à créer de toute pièce l’humanité dans une démarche d’ego-trip magistral, une résistance portée par un certain « Mister Sunshine », une montée toujours en puissance d’un racisme de masse envers les animoïdes, et bien on se retrouve avec un personnage principal complètement dépassé par les demandes de conformité d’un côté, et d’opposition radicale de l’autre. Et maintenant c’est sur le dessin que je dois insister. Vous chers lecteurs, ce que vous ne savez pas c’est qu’il y a deux minutes approximativement, je fais lire mon article à un ami, et là première chose qu’il torpille, c’est mon passage sous silence du graphisme de Bablet. Et c’est vrai. Ce serait un gâchis immense que de vous faire croire que ce qui porte à bout de bras ces deux romans graphiques, c’est l’intrigue, pendant que misérablement à la traîne se démènent quatre coups de crayons. Le trait de Bablet c’est un voyage en orbite autour d’un monde que jusqu’ici on ne regardait pas correctement. Son style parfaitement reconnaissable et sa mise en couleur hallucinante vous happe dans une aventure qui écarquille les yeux du premier passant de passage. Peut-être même qu’il serait fascinant de lire Bablet en passant outre les bulles. Le trajet n’en serait pas moins merveilleux et formateur. Encore une preuve de la force de sa narration. Quant à la hiérarchie des deux œuvres, oui, je ne vais pas vous cacher que Shangri-La m’a un peu perdu. Je ne sais pas si je dois me tenir responsable de ça, étant donné que j’ai d’abord lu Carbone & Silicium, et que ce dernier remporte confortablement la médaille de « projet abouti ». Mais Shangri-La apporte aussi son lot de grands questionnements et d’exclamations contre nos dérives, juste de manière plus éparpillée, peut-être moins aiguillée. Mais quand on voit le poids de ce que Bablet a entreprit de traiter en 2016, je ne peux qu’y voir une prise de risque louable, bien que parfois maladroite. Les derniers rapports du GIEC, les lois qui passent et qui déconstruisent des décennies de combats dans les rues et dans les têtes, les politiciens qui ne s’arrangent définitivement pas avec le temps, les opportunistes blindés qui préfèrent dépenser des millions pour partir en vacances sur une planète puante plutôt que de contribuer à des démarches solutionnaires pour des fléaux tels que la précarité de masse ou la catastrophe écologique…. et bien ça n’aide pas à penser que Bablet écrit une histoire qui met mal à l’aise mais qui disparaît quand on ferme le bouquin. Je regarde à gauche, je regarde à droite (surtout à droite), et je me dis que pendant que Carbone perdait espoir, nous on perdait la tête. Je ne vais pas conclure cet article sur cette phrase accablante. L’état des choses peut certes l’être, mais je crois encore à une humanité qui se remue. Que ce soit pour trier ses déchets ou pour danser. Je n’ai pas encore une voix robotisée, un exosquelette et un bras téléphone (oui oui je vous le jure, même pas le bras téléphone), donc moi ce soir, je range la justesse de Mathieu Bablet dans un coin de ma tête, et puis je vais danser. Trier les déchets, je le ferais demain. Promis.
Lisa